LE MONDE -20.02.08
Près de trente ans après l’accident nucléaire de Three Mile Island (Etats-Unis, 1979), plus de vingt après l’explosion du réacteur nº4 de Tchernobyl (Ukraine, 1986), la France affronte un tabou. Elle esquisse une "doctrine" afin de se préparer à gérer les conséquences d’une catastrophe nucléaire sur son sol. Dans les prochains jours, le premier ministre sera destinataire d’une lettre du Comité directeur pour la gestion de la phase post-accidentelle d’une situation d’urgence radiologique (Codirpa) présentant des éléments de réflexion susceptibles de fonder cette doctrine.
Ce courrier est le fruit de travaux conduits par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) en lien avec des services et agences de l’Etat, les opérateurs nucléaires et certains acteurs associatifs, à la suite d’une directive interministérielle d’avril 2005. Il témoigne d’un changement radical dans la façon dont les autorités envisagent l’aléa nucléaire. Pendant des décennies, elles se sont montrées obsédées par la sûreté, insistant sur les mécanismes de défense et des statistiques rassurantes, l’accident n’ayant qu’une chance sur un million d’advenir, assurait-on fréquemment. Elles se placent désormais dans la perspective où il surviendrait bel et bien, avec des conséquences environnementales et sanitaires de moyen et long terme.
"Jusqu’à présent, les textes géraient la phase d’urgence d’un accident, jusqu’à la fin des rejets radioactifs, ce qui donne lieu à une dizaine d’exercices par an, témoigne Jean-Luc Lachaume, directeur général adjoint de l’ASN. Le post-accidentel, c’est explorer ce qui se passe ensuite : comment revenir à une situation vivable, si tant est qu’elle le soit, dans les zones touchées."
Pour se projeter dans cette situation, le Codirpa a imaginé deux scénarios – rupture de tube de générateur de vapeur, fusion partielle du cœur du réacteur – comprenant des rejets respectivement d’une heure et d’une journée. Faut-il ou non autoriser le retour des populations dans les territoires contaminés, et si oui à quelle échéance ? Comment organiser leur suivi sanitaire, gérer les déchets, dimensionner les indemnisations ? Une masse d’interrogations est née de ces exercices spéculatifs, conduits dans des groupes de travail spécialisés.
En décembre 2007, un séminaire a permis de synthétiser ces contributions, et de mesurer le chemin qui reste à parcourir. Par exemple, "la méthodologie reste à définir sur l’évaluation de la dose reçue par la population, note M. Lachaume. Il faut introduire un débat scientifique, à froid, sur ce point controversé." Plus concrètement : décontaminer les maisons au jet, pour prévenir l’incrustation des radionucléides, ne va-t-il pas induire des pollutions dans les réseaux d’eau ? Dans les zones agricoles, faudrait-il moissonner pour concentrer la radioactivité et s’en débarrasser, ou chercher sa dilution ?
En 2008, le Codirpa va commencer à donner des instructions aux préfets, organiser de nouveaux exercices de crise pour tester l’ébauche de "doctrine", engager des discussions avec les milieux associatif, éducatif, médical et médiatique. N’est-il pas inquiétant d’être encore au milieu du gué ? "On sait bien gérer la première phase accidentelle, assure Jean-Luc Lachaume. On serait capable de bien réagir en cas de crise plus longue." "On peut modéliser, supputer ; de toute façon, rien ne se passera comme prévu", estime Monique Sené, du Groupement des scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire, qui a pris part aux travaux du Codirpa. La physicienne salue l’effort de l’Etat pour combler ses lacunes, mais estime qu’une des priorités consiste à associer la population.
Fin connaisseur de la situation en Ukraine et en Biélorussie, touchées au premier chef par le nuage radiologique de Tchernobyl, Jean-Claude Autret, de l’Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest, a lui aussi participé au Codirpa. "On travaille sur des accidents très minorés par rapport à Tchernobyl, rassurants pour les autorités", regrette-t-il, notant que le champ de recherche est "énorme".
Il se félicite cependant du changement de mentalité au sein de l’ASN, tant "il est dur d’appréhender le sacrifice d’un territoire pour plusieurs siècles, voire des millénaires".
Hervé Morin
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